Création : Corneille

                 Corneille
Ça faisait des années. Des dizaines d’années. Quand la lumière a eu fini de traverser la mince couche qui voilait sa cornée et qu’une image est apparue devant lui, il a battu des paupières rapidement. S’il avait eu des larmes, il aurait pleuré. Paul s’est contenté de fixer le mur blanc face à son lit.
C’était il y a deux jours. Depuis, il n’a pas bougé. La femme de ménage est négligemment venue passer le balai autour de lui, des écouteurs dans les oreilles. Elle ne s’est pas  rendu compte que le cœur de l’homme bat maintenant plus vite, que sa tête a un peu bougé. Elle doit avoir environ 19 ans et ses cheveux noirs la font ressembler à une corneille. Une corneille ricaneuse.
Paul est à l’hôpital. Il le sait à cause des murs, à cause de l’odeur fétide de nourriture que transporte l’air, à cause des draps bleus et aussi à cause des tuyaux piqués dans sa peau, sa peau bleutée, presque transparente. Le son des appareils électriques qui l’encerclent l’hypnotise, l’endort. Il sombre encore, trop peu conscient de l’espace dans lequel il se trouve. Quand Paul se réveille, une infirmière est penchée sur lui, une bouche, des yeux immenses qui le fixent. La femme ne sait visiblement pas quoi dire, ni quoi faire. Elle se tait, tourne les talons et s’empresse de sortir de la chambre. Je dois faire peur. Je dois être dans un sale état. Paul ne peut pas bouger. Il ne peut pas parler. Il est engourdi, des pieds à la tête et, comme coulé dans la cire, ne peut faire tourner que ses yeux. De gauche à droite. De haut en bas. Alors qu’il s’apprête à fermer ses paupières, trop résigné pour ressentir de l’affolement, un homme mince en sarrau blanc pousse la porte de la chambre. Monsieur Saul? Je sais que vous m’entendez. Vous êtes paralysé. C’est normal. Vous êtes couché ainsi depuis 52 ans. Dans les yeux de l’homme, le médecin perçoit clairement une panique vibrante, puis plus rien. Paul a fermé les yeux, ces yeux, son seul contact avec la réalité. La réalité? Je suis dans la réalité? Quel tact, vraiment, de m’annoncer en moins d’une minute que j’ai 71 ans. La porte se referme sur un coup de vent.
Ils vont appeler sa famille. Quelqu’un va venir le voir. Non. Tout le monde n’existe plus. J’ai 71 ans. Tout le monde est mort.
Couché bien droit, les bras le long du corps et les yeux rivés sur les rideaux bleus qui encerclent son lit, Paul tente de bouger un doigt. Le médecin, deux heures plus tôt, lui a fait un long exposé portant sur son état de conservation actuel. De conservation. Paul a battu des paupières à ce mot. C’est donc ce qu’on fait de moi? On me conserve? Perplexe, trop peu conscient de sa situation, il essaie donc depuis deux heures de déplier les doigts, comme on le lui a doucement ordonné. Les déplier, oui, car les poings du vieillard sont si serrés que le sang ne circule plus. Que la vie semble s’être terrée ailleurs dans son corps. Dans ses yeux peut-être, toute sa vie dans ses yeux, dans ses pupilles bleues qui brillent. Malgré tout. Bougez… mais bougez! Vous n’avez pas le droit de… Une brèche dans les rideaux bleus. Une grande corneille noire entre, sans écouteurs, son balai sur l’épaule. Paul ferme les yeux. Il la sent se laisser tomber sur le lit, se coucher à ses pieds. Tout le monde s’en fout de nous, mon vieux. On est là, mais pas vraiment. Regarde-toi! Incapable de bouger. Pathétique. Elle soupire, se relève, empoigne son balai, ricane un peu, balaie un peu, puis repart. Pathétique? Pour la première fois depuis son réveil, Paul se demande comment il s’est retrouvé dans ce lit. Pourquoi sa langue semble collée à son palais, pourquoi ses os se sont transformés en barre de fer. Et pourquoi, pourquoi diable on le l’a pas laissé partir.
Puis il remarque enfin l’éclairage, les machines aux cliquetis inquiétants remplissant la chambre, le lit, les boutons, les tonnes de boutons de toutes les couleurs qui s’étendent un peu partout, le cadran dont les chiffres carrés projettent une lumière rouge sur les murs, tout ça, toutes ces choses qu’il n’a jamais vues et qui, pour lui, ne possèdent pas encore de nom. Elle a raison. Je suis là, mais pas vraiment.
Le lendemain, Paul réussit à bouger son index. Je vais me lever. Je vais aller voir ce qui se passe dehors. Je vais tout réapprendre. Je suis vivant, j’ai toute ma vie qui attend de se remplir de souvenirs. Ironiquement, alors qu’il entend encore les mots vie et souvenirs résonner sur les parois de son crâne, le médecin en sarrau blanc pousse la porte, s’approche de l’homme, un objet ovale d’un gris métallique sous le bras. Il place le miroir sous les yeux de Paul. Ces derniers scrutent l’inconnu qui le regarde, qui le fixe lui aussi. Les mêmes yeux, mais c’est tout. Le nez est plus long. La bouche plus lasse. Les cheveux gris et épars. Le front plissé. Mais toujours les mêmes yeux. Comme quoi tout ne change pas… Il est vieux. Tous ses membres sont vieux. Il sent que son cœur, qui pompe péniblement le sang et peine à le convoyer partout, est vieux. Ce visage vallonné, plié, est celui d’un autre. Lui, Paul, vient à peine de fêter son dix-neuvième anniversaire. Le médecin pose le miroir sur le bureau, près du cadran et s’assoit, confident, au chevet de Paul. Il me dit que je n’ai plus de famille. Que personne n’est venu me visiter depuis qu’il travaille ici. Et ça fait au moins vingt ans. Il me dit que personne ici ne sait pourquoi je me suis réveillé.  
Paul peut maintenant ouvrir et fermer son poing, il peut bouger, les uns après les autres, chacun de ses doigts, mais il ne ressent rien. Aucune sensation. Quand l’infirmière a extrait les longues aiguilles de ses avant-bras, de son cou et de ses pieds, il n’a rien senti. Son corps lui est désormais étranger, et il se sent comme tel; étranger. À lui-même et à tout ce qui l’entoure.
La nuit dernière, il s’est réveillé en sursaut. Ses mains se sont crispées et ses paupières ont déraillé. La femme de ménage ne s’est rendu compte de rien, car Paul, malgré lui, sursaute plutôt discrètement. S’il avait pu, il aurait senti les goutes d’eau salée qui glissaient le long de son dos et de son front. Mais il ne perçoit que son cœur qui cogne éperdument contre ses côtes. Dans son rêve, Paul était debout au milieu d’une forêt. Il la savait immense, car il y était déjà venu. Les arbres s’alignaient méthodiquement les uns à la suite des autres, tous identiques, tous longs, verts et touffus seulement dans le haut. La lumière ne pouvait filtrer à travers ces arbres, et le sol était parsemé d’un lichen gras, épais. Paul se tenait donc debout au milieu de ce rêve. Au bout d’un temps, il s’est mis à marcher, tranquillement, droit devant lui, en fixant quelque chose. Droit devant lui. Plus il s’approchait, plus il sentait l’excitation montée. Mais plus cette dernière montait, plus il avait l’impression de s’éloigner, de marcher à reculons. Épuisé, Paul s’est arrêté. La jeune fille aux allures de corneille l’observait en ricanant, à moitié cachée par un énorme tronc.  
C’est lorsqu’elle a commencé à marcher vers lui que Paul s’est réveillé. Dans son lit d’hôpital. Et dans un discret sursaut. Je dois être en train de devenir fou…  Et elle est là, devant lui, le dévisageant de ses yeux ricaneurs. Elle a l’âge de Paul, son âge avant… avant ça. Elle s’approche du lit, lui éponge le front. Depuis combien temps est-elle là, à le regarder, à attendre quelque chose?
Je suis muet. Muet, paralysé et vieux. Et je n’ai aucune idée de ce que je fais ici. Et les gens passent près de moi sans me voir. Les gens ne regardent pas. Ils parlent. Et plus ils parlent fort, plus on les entend. Plus ils se font entendre. Mais je ne peux pas parler. Les sons et les mots résonnent dans ma tête, ils se fracassent contre ma bouche. Close. Elle est close. Je suis muet, et vieux. Je suis un vieux muet qui n’a plus personne au monde. La jeune fille l’observe toujours, un sourire aux lèvres. Il a l’impression que sa propre conscience le regarde, lui murmurant tu vois bien que ça ne sert à rien, Paul. Tu vois bien que tu ne peux rien y faire. C’est trop tard. Il attend que les heures tournent, c’est tout. La corneille ricaneuse s’en va, et le vieil homme se dit qu’elle a fait ce qu’elle avait à faire. Les yeux cloués au plafond, le corps collé au matelas, Paul respire tranquillement. Il n’est plus vraiment vivant et les choses autour de lui n’ont pas de sens dans son monde. Le cadran aux chiffres carrés, les aiguilles, les boutons, les bruits, les bruits constants, et encore les boutons…

Réflexion critique

L’idée initiale du volet création de mon projet d’intégration était d’écriture une nouvelle ayant, comme thème principal, le changement. Je désirais raconter l’histoire d’un homme qui se réveille, du jour au lendemain, d’un long coma d’une cinquantaine d’années. Ce dernier, causé par un accident qui allait être le point culminant de la nouvelle, ferait en sorte que le vieil homme redécouvrirait peu à peu la vie et tenterait de réapprendre à parler et à marcher. Tout cela se passerait, en majeure partie, à travers des réflexions avec lui-même. J’ai toutefois inclus deux personnages dans le récit. Tout d’abord, le médecin est le côté réaliste, rationnel et il annonce à Paul, l’homme qui se réveille du coma, qu’il n’a plus personne au monde. Ensuite, la femme de ménage prend une place assez importante dans le récit. Cette dernière est jeune, mystérieuse, elle insuffle clairement à Paul un vieux souvenir. Elle est presque toujours présente quand l’homme se réveille. Mon projet de création, en opposition avec la plupart des nouvelles, n’a pas de fin surprenante. Le récit finit comme il a commencé; soudainement, sans explication. La raison du coma de Paul n’a de toute façon pas d’importance dans le récit. C’est plutôt une fraction de vie, une parcelle de temps vécue par un vieil homme seul.
Dans mon projet de création, je voulais aborder le thème du changement avec un angle un peu moins évident que dans le volet analyse. Lorsqu’on parle de changement, on parle presque invariablement d’adaptation. Ici, l’adaptation semble assez impossible. Paul, même s’il fait quelques progrès par rapport à sa paralysie, demeurera toujours incapable de contrôler complètement son corps. Son mutisme ne semble pas avoir plus de chance de se résorber vu les années qui se sont écoulées. Ainsi, l’adaptation n’est pas une option. Paul ne peut que se résigner à vivre les changements qui s’opposent à lui. Contrairement aux deux romans que j’ai analysés, où les personnages tentaient de s’organiser pour s’adapter aux changements, ma création présente un homme qui subit son sort.
J’ai choisi de faire mon volet création sous forme de nouvelle, car je voulais écrire une histoire courte avec un début, un milieu et une fin. Je voulais également axer mon projet sur un personnage en particulier, et non pas sur un groupe d’individus. De plus, la nouvelle offre une grande possibilité de style. Je ne voulais pas faire beaucoup de dialogues, mais inclure souvent des pensées intérieures. En mettant les pensées en italique, il est facile de les distinguer de la narration et cela ajoute une touche de naturel. Ces paroles s’incrustent un peu partout dans le récit, comme le font nos pensées au quotidien. De plus, je ne voulais pas que la nouvelle soit lourde et négative. Je voulais une histoire qui se lit bien et qui fait un  peu réfléchir. J’ai misé sur les phrases courtes, les mots seuls, sans élaborer sur les sentiments et les émotions. Le récit est un peu de surface, comme si on n’y était pas vraiment et c’est exactement comme cela que se sent Paul. Il est toutefois difficile de ne pas se sentir interpelé par la misère du vieil homme. En n’élaborant pas sur les sentiments et en laissant deviner la solitude de Paul, je crois qu’on se sent d’autant plus proche de ce dernier. Ainsi, c’est surtout la simplicité qui est touchante dans le récit.
Comme je l’écrivais plus haut, ma création est très différente des deux œuvres que j’ai analysées. Le sujet y est traité en sens inverse et, voyant la multitude de changements auxquels la société est confrontée, il demeure d’actualité. La solitude dont sont victimes énormément de gens est également très présente de nos jours.  Les villes se remplissent de plus en plus, il y a des milliards de gens dans le monde, mais de mois en moins d’écoute entre ces derniers. Les jeunes autant que les vieillards se retrouvent désemparés devant une telle absence de compassion, d’écoute. C’est sans doute la caractéristique première de notre société; la solitude. Les gens sont aveugles, sourds, ils ignorent leur prochain.