Analyse : Les changements sociaux

L'épidémie, facteur de changements sociaux dans La Peste, d'Albert Camus et L'Aveuglement, de José Saramago
Pieter Bruegel , La parabole des aveugles, (1568),
Huile sur panneau
 86 cm × 154 cm
Musée Capodimonte de Naples

Le monde occidental est entré, depuis quelques années, dans une ère nouvelle, le distinguant dès lors des autres pays et des autres époques par un individualisme profond. La règle du «chacun pour soi» pousse les humains à ne se préoccuper que de ce qui les touche de près et ils oublient de relever la tête alors qu’ils avancent dans le temps. Ils suivent un chemin préalablement tracé pour eux, et ce, sans s’apercevoir des mutations en cours dans leur propre société. Évolutifs ou régressifs, ces changements passent inaperçus la plupart du temps aux yeux des individus. Pourtant, dans son Idéologie du changement, le sociologue Guy Rocher note que « […] la société présente a besoin d’une remise en question et qu’elle appelle nécessairement un certain nombre de transformations plus ou moins radicales.»[1] Toutefois, les êtres humains paraissent insensibles aux changements qui s’imposent. Le seul événement susceptible de changer leurs agissements semble être une «catastrophe» qui agirait significativement dans la vie personnelle de chaque être humain. Cette mutation radicale représenterait donc l’élément déclencheur à une révolution altruiste. Ainsi, l’épidémie, exemple parmi tant d’autres de catastrophes probables, peut être un facteur de changement social, comme il est possible de le constater dans le roman de José Saramago (1922-2010), L’Aveuglement, publié en 1997, racontant l’histoire d’une ville dont les habitants deviennent tous subitement aveugles après avoir contracté un virus inconnu, ainsi que dans celui d’Albert Camus (1913-1960), La Peste, paru cinquante ans plus tôt, donc assez avant-gardiste. Ce dernier met en scène une ville, Oran, faisant face à une épidémie de peste qui laissera ses citoyens démunis. L’analyse abordera les thèmes, dans les deux œuvres, de la réaction des Hommes face à l’épidémie, de la figure du personnage «phare», de la fonction d’identité ainsi que de la prise de conscience inévitable des Hommes à la suite d’un changement si sévère dans leur mode de vie.
1. La réaction des Hommes face à l’épidémie
1.1 Dans L’Aveuglement, de José Saramago
José Saramago a combattu tout au long de sa vie plusieurs causes politiques et a fait partie d’une multitude de comités, dont le Parti communiste portugais. Étant très impliqué dans sa communauté, quelques-unes de ses œuvres représentent une réécriture de faits historiques, mais sous un angle plus humain, c’est-à-dire avec une vision des choses axées sur les réactions humaines. L’œuvre de Saramago est ainsi teintée d’un certain esprit révolutionnaire, mais aussi d’une morale par laquelle il désire accrocher ses prédécesseurs.
Nés et élevés dans la société du 20e siècle, les personnages de L’Aveuglement sont tous teintés d’un individualisme plus ou moins marqué. Le voleur, par exemple, veut agir pour son propre bien en dérobant sa voiture au premier aveugle et ne pense pas aux éventuelles conséquences. Perdant la vue les uns après les autres, les gens ne tentent pas de comprendre leur situation, mais cherchent plutôt un coupable à accuser. Devant l’inconnu, tous les humains réagissent sensiblement de la même façon; ils paniquent, perdent le contrôle, ne savent plus comment s’organiser. Le chaos s’installe. Guy Rocher écrit que ce changement soudain « […] nous essouffle et  qu’elle risque dangereusement de tourner au désordre et à l’anarchie.»[2] L’épidémie d’aveuglement amenée par Saramago a enlevé toute humanité aux hommes et, enfermés comme du bétail dans des prisons improvisées, ces derniers  sont destitués de tout ce qu’ils possédaient; leur amour-propre, leur dignité. Les femmes sont violées et utilisées comme marchandise, comme une monnaie d’échange.
Déjà ils les traînaient vers les lits, déjà ils les déshabillaient brutalement, et on entendit aussitôt les pleurs habituels, les supplications, les implorations, mais les réponses ne variaient pas, quand réponse il y avait, Si tu veux manger, écarte les jambes. Et elles écartaient les jambes […].[3]
Cette perte d’humanité, imagée dans l’œuvre par des scènes d’une violence inouïe, démontre l’absence totale de droits humains, la dignité étant un droit fondamental et inhérent à tout individu. Représentée par une quarantaine forcée pour tous les individus «contaminés» de cécité, cette «violence concentrationnaire»[4], comme la nomme Tiphaine Samoyault dans un article consacré à L’Aveuglement, est imposée par le gouvernement et se veut juste, nécessaire et pour le bien de tous, le but étant de rassembler tous les individus susceptibles de propager la contagion pour anéantir le mal qui pèse sur la ville.
Toutefois, les Hommes, enfermés pour des raisons qu’ils ne comprennent pas, ou du moins qu’ils n’acceptent pas, contre leur gré, voient grandir en eux un désir insoutenable de révolte. Certains se rassemblent, s’organisent en bande. Sorte de microcosme, la prison, peu à peu, prend la forme d’une société. Auparavant tous emplis d’une révolte personnelle, individuelle, envers l’État, la puissance supérieure les ayant contraints à s’abaisser au rang d’animal, les Hommes, ainsi rassemblés, s’enlignent vers une révolte solidaire. Guy Rocher, professeur de Sciences sociales, note en effet que le «changement nous offre un certain point de ralliement, ou à tout le moins un point de convergence autour duquel se constituera peut-être une nouvelle unité […]»[5].  Ainsi, en étant tous préoccupés par la même situation, les personnages de L’Aveuglement acceptent la révolte et créent une nouvelle solidarité qui, après les avoir choqués, les unifie. Ils se regroupent pour augmenter leur sécurité, créent un genre d’organisation dans laquelle chacun a un rôle. C’est cet engagement envers le groupe qui amène la solidarité et le soutien des membres. Le médecin, par exemple, est le chef et le représentant de l’organisation et tous admettent son statut. Ce dernier a donc pour devoir de rallier les individus, de maintenir l’ordre établi et de veiller à obtenir un consensus sur des décisions éventuelles.
1.2 Dans La Peste, d’Albert Camus
Albert Camus, fervent défenseur des droits humains et des libertés individuelles, a publié une vingtaine d’œuvres toutes vibrantes de la même préoccupation; celle de la condition humaine. En 1947 parait La Peste, deux ans après la Seconde Guerre mondiale. L’écrivain a donc vu les horreurs et vécu la violence des conflits et, comme bien d’autres, est resté marqué par une barbarie innommable. La Peste, sorte de fable représentative de la cruauté dont il fut témoin, décrit la guerre par des métaphores. Ainsi, l’Occupation allemande, de 1935 à 1945[6], en France et en Pologne, par exemple, est représentée par la fermeture des portes de la ville d’Oran et la surveillance constante qui l’entoure. Le nazisme, idéologie voulant la séparation de l’humanité en différentes races, ou castes, pour sa part, est évoqué par la peste elle-même, qui provoque une rupture inévitable entre personnes malades ou en santé.  
Les êtres humains, dans la guerre ou dans l’épidémie, réagissent tout d’abord à «l’envahisseur» par la négation. Les habitants de la ville d’Oran tentent, aux premiers signes de la maladie, d’ignorer la situation. L’individualisme qui les habite les pousse à ne se soucier que de leur santé personnelle et de celle de leur proche. Ils nient les avertissements évidents de l’épidémie et se bornent à croire que c’est une situation temporaire. Les gens ne veulent pas voir leur monde s’effondrer et leurs habitudes se perdre dans l’oubli, ou la mort. Toutefois, lorsque les habitants commencent à croire en le malheur en lisant les journaux remplis de statistiques comptabilisant le nombre de morts par semaine, ils prennent peur. Ils se mettent alors à vivre intensément, plus que jamais, ils sortent dans les cafés, discutent avec des inconnus, boivent du vin à la tonne et dépensent leur argent en objets ou vêtements précieux. La ville est, à ce moment, en effervescence et les gens semblent vouloir tromper le mal par la joie de vivre. Comme les réactions humaines sont instables, la descente en enfer se fait insidieusement, par la mort de plus en plus de gens et par la diminution des ressources disponibles. Des individus tentent de fuir la ville de part et d’autre des murs qui l’encerclent puis, faute d’avoir réussi, ils rebroussent chemin pour, si possible, se rendre utiles. Rambert, journaliste français prisonnier d’Oran et de la peste, par exemple, constate la futilité de ses démarches d’évasion lorsqu’il réalise que son individualisme n’aboutira à rien. Il s’engage donc dans la Résistance, l’organisme de mesures sanitaires élaboré par Tarrou, jeune homme mystérieux cherchant un sens à sa vie. Il l’aura trouvé dans cet engagement ultime, dans cette implication, ce don de lui-même à la société, à la misère. Face à l’épidémie, les personnages de La Peste tentent de s’engager dans leur milieu, de se révolter, en quelque sorte, contre le malheur qui s’abat sur eux.
1.3 Comparaison
La réaction des Hommes face à l’épidémie dans L’Aveuglement et dans La Peste est semblable en plusieurs points. La société dans laquelle se situe chacun des récits est dite «moderne», donc d’emblée individualiste. De ce fait, les individus, lorsqu’ils sentent une menace peser sur eux, tentent dans un premier temps, par tous les moyens, de protéger leurs avoirs et de repousser le mal le plus possible, parfois aux dépens d’autrui. Le premier aveugle, dans le roman de Saramago, lorsque vient le temps d’enterrer un mort, par exemple, refuse d’accomplir cet acte, considérant que ce n’est pas de son devoir et qu’il ne doit rien à personne. Ce refus de participation à l’action collective joue un rôle dans la déshumanisation des êtres humains, car il crée une séparation d’avec la réalité encore plus grande. La déshumanisation est également présente dans La Peste, mais sous une autre forme. Les citoyens, mourant par centaines chaque jour et souffrant atrocement, peuvent être comparés à des animaux qui, à leur mort, seraient jetés sans plus d’attention dans une fausse commune. L’effet de masse crée cette sensation de déshumanisation; il y a tellement de morts qu’on ne les compte plus, on les incinère simplement.
Le thème de l’engagement ressort également, autant chez Camus que chez Saramago. Dans les deux cas, les individus trouvent une certaine forme de protestation en se rendant utiles, en œuvrant contre la tyrannie et la violence. En tentant de vaincre le mal, ils retrouvent un désir de vivre et développent une grande solidarité entre les membres des groupes. Que ce soit en s’organisant pour mieux se protéger, comme dans L’Aveuglement, ou en créant une association de résistance, tel qu’on le voit dans La Peste, l’engagement permet l’unification d’individus qui, sans épidémie, par exemple, auraient eu tendance à ne pas s’investir dans la communauté.  L’épidémie peut donc être un précurseur à l’engagement, à une participation de la société envers ses citoyens.

2. La figure du personnage «phare»
2.1 Dans L’Aveuglement, de José Saramago
Représentant la lumière, le dernier espoir de l’humanité, un personnage «phare» prend place dans le récit, sous la forme de la femme du médecin. Seul être humain à n’avoir pas perdu la vue, elle guide ses compagnons, les informe, les encourage. Elle semble être l’emblème de la persévérance, car, bien qu’elle voie, elle n’est pas moins confrontée à la déshumanisation des individus qui l’entourent :
[…] n’oublie pas que nous sommes des aveugles, de simples aveugles, des aveugles sans rhétorique ni commisération, le monde charitable et pittoresque des braves aveugles est terminé, maintenant c’est le royaume dur, cruel et implacable des aveugles tout court, Si tu pouvais voir ce que je suis obligée de voir, tu désirerais être aveugle […][7]
Elle assiste, en quelque sorte, à une fin du monde créée par les Hommes. La femme du médecin est donc le phare dans la nuit aveugle, supérieure, mais est aussi contrainte d’assister à toutes les atrocités commises. La répétition du mot «aveugle», dans cette citation, évoque bien la réalité que la femme tente d’assimiler. Elle s’adresse à son mari, mais l’on sent clairement qu’elle se parle à elle-même aussi. De plus, vu la «qualité» exceptionnelle que la femme possède, les gens dépendent d’elle, lui demandent de l’aide et des services précieux. Ainsi, sa présence devient indispensable pour les aveugles, mais aussi pour le lecteur, car le récit est en quelque sorte raconté par ses yeux. Étant la seule à posséder des yeux fonctionnels, le lecteur reçoit seulement sa perception des événements. De plus, bien que le narrateur ne soit pas nommé, le lecteur se doute invariablement de son identité. On pourrait qualifier ce personnage comme étant principal au récit, car il guide les actions de chacun. De plus, la femme du médecin tente d’apporter de l’ordre dans le chaos créé par la cécité. Elle amène les aveugles de chaque dortoir de l’ancien asile à se désigner un chef de clan, à s’organiser un peu pour un meilleur fonctionnement collectif.
2.2 Dans La Peste, d’Albert Camus

New York World, Albert Camus, (1957)
Photographie

Le docteur Rieux, dans La Peste, est l’image même du bon samaritain, de l’Homme accomplissant son devoir de citoyen, mais au-delà de cela, il est le pilier humain de la lutte contre l’épidémie. En effet, Rieux réunit autour de lui, un peu inconsciemment, plusieurs individus, quelques-uns au bord de la perdition, d’autres plus optimistes, tel que Tarrou. Il est l’un des centres névralgiques de ceux qui «contrôlent» l’épidémie, et cela, Rambert l’a bien compris. C’est à Rieux qu’il vient tout d’abord demander de l’aide pour s’évader de la ville, car on lui a affirmé que ce dernier détenait une grande part des décisions prises par les autorités. De plus, en sa qualité de médecin, Rieux a le pouvoir de guérir ou non les pestiférés, du moins, c’est ce que les malades aiment à croire. Le docteur, âme généreuse et honnête, occupe ses journées entières à courir entre l’hôpital, les maisons privées et les centres sanitaires, son seul objectif étant de secourir le plus de gens possible. Ne se décourageant en aucun cas de l’augmentation alarmante du nombre de décès, il représente l’espoir. De plus, dans les dernières pages de l’œuvre, on constate que le narrateur de La Peste s’avère être le docteur Rieux. En effet, on peut lire que : «Cette chronique touche à sa fin. Il est temps que le docteur Bernard Rieux avoue qu’il en est l’auteur. Mais avant d’en retracer les derniers événements, il voudrait au moins justifier son intervention et faire comprendre qu’il ait tenu à prendre le ton du témoin objectif.»[8] Le lecteur apprend par la suite que l’homme, en tant que docteur de la ville, se savait dans une position où il était en mesure de bien «rapporter ce qu’il avait vu et entendu»[9]. Étant le conseiller de tous et les oreilles de la plupart des personnages, il peut aisément remplacer le narrateur «dieu» qui, planant au-dessus de la ville, est en mesure de connaitre chacune des actions des citoyens. Le fait que le narrateur soit présent dans l’histoire et que ce dernier soit Rieux rend la figure du personnage «phare» encore plus clairvoyante, plus centrale.

2.3 Comparaison
On retrouve la figure du personnage «phare» dans les deux œuvres, d’un côté avec la femme du médecin, de l’autre avec le docteur Rieux. Symbole d’espoir, ces deux personnages ont la même fonction; celle d’ouvrir la voie de la compréhension. Chez Saramago, cette fonction se traduit par l’aide sans relâche apportée aux aveugles de la part de la femme du médecin. Malgré son impuissance face aux événements, elle tente par tous les moyens d’apporter un semblant de normalité à la vie des individus qui l’entourent. Lorsque l’asile s’envole en flammes et que les aveugles se retrouvent libres, la femme du médecin guide sa troupe à travers la ville et lui procure nourriture, logis et, par le fait même, espoir. De plus, les personnages «phare» de L’Aveuglement et de La Peste sont, en quelque sorte, les narrateurs des récits, ce qui leur confère un statut de guide d’autant plus important. En effet, bien que l’œuvre de Saramago ne soit pas écrite à la première personne, le lecteur réalise bien vite que, comme elle est la seule à voir, les perceptions proviennent de la femme, de ce qu’elle ressent. De la même façon, dans La Peste, on ne connait l’identité du docteur Rieux qu’à la fin du roman. Toutefois, il agissait comme narrateur dès les premières pages. Bref, cette fonction confère aux deux personnages un statut de guide, car ils sont en mesure d’apporter une évolution au sein de leur groupe respectif. 

3. La fonction de l’identité
3.1 Dans L’Aveuglement, de José Saramago
Dans l’œuvre de Saramago, tout semble dénué de nom, de provenance, d’identité. L’Aveuglement débute avec un accident causé par la cécité soudaine d’un homme dans sa voiture, dont on ne connait pas le nom. Ainsi, chaque nouveau personnage aura un surnom, par exemple, le premier aveugle. La fonction désignera chaque individu :
Un, il s’interrompit puis parut sur le point de dire son nom mais déclara, Je suis agent de police, et la femme du médecin pensa, Il ne dit pas comment il s’appelle, lui aussi doit savoir qu’ici ça n’a pas d’importance.[10]
L’absence de noms dans l’œuvre témoigne du néant dans lequel se trouvent les personnages. Dans le noir, ou le blanc, plus précisément, car une des particularités de cette cécité est qu’elle crée un voile blanchâtre devant les yeux, les noms ne sont plus d’aucune utilité, car ils ne sont compatibles avec aucun visage. De la même façon, les personnages ne sont que très peu décrits physiquement. Par leurs traits de caractère ou leur fonction sociale, on peut imaginer faiblement leur allure. Cette caractéristique très singulière de L’Aveuglement fait en sorte de pousser le lecteur dans la même cécité dont sont victimes les personnages du récit. Le seul moyen de connaitre un individu est dorénavant de l’écouter, de reconnaitre sa voix et son odeur. Les protagonistes, au début du récit, se touchent très peu, tout comme les citoyens de la majorité des pays occidentaux du monde. Toutefois, au fil des pages, les aveugles apprennent à communiquer et à transmettre leurs sentiments par le toucher  plutôt que par les yeux. Bref, cette distanciation par les fonctions de chacun représente fort bien la société, qui se base sur le plan matériel pour évaluer l’importance d’autrui. Outre l’absence de noms et de prénoms dans l’œuvre, on constate également que la ville dans laquelle se situe l’action n’est pas identifiée. Grâce à la présence de magasins et d’immeubles, on déduit que c’est une ville assez populeuse, tout en pouvant représenter n’importe quelle autre ville du monde. Quelques lieux sont vaguement décrits, mais ils ne situent pas précisément le lecteur dans un certain endroit. L’auteur semble essayer de nous placer dans la même situation que les aveugles en nous enlevant des repères importants :
Puis, à tâtons, trébuchant, contournant les meubles, marchant précautionneusement pour ne pas se prendre les pieds dans les tapis, il atteignit le canapé où sa femme et lui regardait la télévision. [11]
En mettant en scène des lieux anonymes, l’auteur décrit, en quelque sorte, n’importe quelle nation occidentale du monde. Les citoyens sont détachés de leur environnement et ne s’inquiètent pas de ce dernier, comme ils ne s’inquiètent pas de leur prochain; humain aussi anonyme que la ville elle-même.
3.2 Dans La Peste, d’Albert Camus
Écrit sous l’aspect d’une chronique, La Peste se veut un document relatant les événements survenus durant une épidémie de peste, donc à saveur historique et réaliste. Ainsi, chaque personnage apparaissant dans le récit est décrit physiquement et psychologiquement, d’une façon documentariste :
[…] un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré d’épais sourcils […]. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions d’un rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et peu appuyé de ses yeux gris […].[12]
La personnification que fait l’auteur dans la dernière phrase de cette citation démontre à quel point les personnages sont identifiables par leurs caractéristiques. Le fait que ce soit le regard des yeux de Tarrou, et non son propre regard, qui soit calme et appuyé prouve que l’identité de chaque personnage se trouve dans la description qui est faite de ce dernier. Camus ne désire pas cacher la personnalité des gens, il veut, au contraire, l’étaler au grand jour pour permettre une identification plus évidente. Chaque individu ainsi décrit, dans ses moindres détails, occupe une place particulière dans le récit. Les caractéristiques que possèdent les personnages les poussent à faire certains choix qui s’avèrent très représentatifs de leur personnalité. Ainsi, cherchant un but à sa vie, Tarrou décide de mettre sur pied un organisme œuvrant à l’assainissement de la ville. Il s’y dévouera corps et âme dans le but de sauver le plus de gens possible.
L’action, dans l’œuvre de Camus, se situe dans la ville d’Oran, en Algérie, aux alentours des années 1940. Dès la première phrase du récit, l’information concernant le lieu et l’époque est donnée. La ville est décrite sous tous ses angles et avec précisions :
La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. D’aspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant d’autres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire?[13]
L’énumération de ce que la ville ne possède pas, «sans pigeons, sans arbres et sans jardins», crée un vide dans lequel on place les habitants. À première vue, Oran semble pareille à toutes les autres villes. Elle est neutre, n’est unique en aucun point, excepté par les événements qui prendront place dans son enceinte. Toutefois, le fait que chaque lieu soit décrit crée une ambiance très concrète qui amène au récit un fort effet de réalisme.
3.3 Comparaison
Bien que l’identité soit perçue d’une façon très différente dans les deux œuvres, sa fonction demeure semblable; le but est que l’on puisse associer l’œuvre à la réalité. Dans L’Aveuglement, l’absence de noms fait en sorte de créer un monde imaginaire auquel on pourrait attribuer les caractéristiques de n’importe quelle ville. Les personnages, tous identifiés par des pseudonymes, représentent chacune des couches sociales, en incluant les enfants, les pauvres, les personnes âgées et les jeunes. Dans  La Peste, chaque protagoniste possède un nom et une identité bien à lui, mais reflète, en quelque sorte, une caractéristique particulière dont il est le représentant. Rieux, le médecin, par exemple, représente la générosité et l’honnêteté au sein du récit. Ainsi, la description précise des personnages permet une identification du lecteur envers ces derniers, tout comme l’absence de description chez Saramago. La fonction de l’identité, dans L’Aveuglement et dans La Peste, est donc inversement analogue.

4. La prise de conscience des Hommes
4.1 Dans L’Aveuglement, de José Saramago
José Saramago
Se voulant une critique indirecte de la société, L’Aveuglement dénonce la perte d’humanité dont font preuve les êtres humains durant le 20e et le 21e siècles. En choisissant la cécité comme genre d’épidémie, l’auteur, José Saramago, crée une métaphore éloquente représentant un mal qui rejoint une grande partie de la population occidentale. Raphaelle Rerolle, journaliste pour le périodique Le Monde, qualifie cette épidémie de cécité d’«aveuglement moral»[14] et déplore  une société bâtie sur le mensonge et la corruption. En effet, dans L’Aveuglement comme dans la réalité, les individus sont aveugles aux changements, aux gens qui les entourent, à leur environnement. Ils ne veulent pas voir la réalité et, symboliquement, se ferment les yeux. L’épidémie d’aveuglement semble être le moyen de faire réaliser aux humains leur déchéance, ces derniers devenus insensibles.
Dans son œuvre, Saramago tente d’opposer les personnages à leur destin. Il désire que ces derniers se retrouvent confrontés à certains choix, à certaines décisions dans le but d’évaluer leurs actions passées et futures. Par exemple, la jeune fille aux lunettes teintées s’adonnait à la prostitution pour récolter son argent de poche :
La vertu, personne ne l’ignore plus, rencontre toujours des écueils sur le très dur chemin de la perfection, mais le péché et le vice sont si choyés par la fortune qu’à peine arrivée devant l’ascenseur les portes s’ouvrirent.[15]
Saramago utilise cette métaphore pour démontrer à quel point il est plus facile, dans la vie, d’être pécheur que d’être vertueux. La jeune fille qui se prostituait a choisi la voie la plus facile, mais regrette désormais ce choix. Elle a pris conscience de la valeur de sa vie et des conséquences de ses mauvaises décisions. Détachée du monde réel, en quelque sorte, la jeune fille vivait une vie de débauche en ne s’apercevant pas du mal qu’elle se procurait à elle-même; elle était aveugle face à ses propres actions. En choisissant le mal plutôt que le bien, elle ferme les yeux sur ses devoirs et ses responsabilités. C’est toutefois grâce à cette soudaine cécité que la jeune fille aux lunettes teintées prendra conscience de la réalité et de la proximité des gens. Ainsi, autrefois solitaire et indépendante, elle «adopte» le petit garçon ayant perdu sa mère.
Les hommes et les femmes, dans L’Aveuglement, reconnaissent la déshumanisation dont chacun était victime et exécuteur. Discutant avec son mari, la femme prend conscience de plusieurs faits :
Pourquoi sommes-nous tous devenus aveugles, Je ne sais pas, on découvrira peut-être un jour la raison, Veux-tu que je te dise ce que je pense, Dis, Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveuglent qui, voyant, ne voient pas.[16]
Le médecin et sa femme constatent, comme le fait intérieurement chacun des personnages, qu’ils ont toujours été aveugles à la vie et désintéressés des gens qui les entourent. En ayant côtoyé la misère de si près, ils voient où leur individualisme s’apprêtait à les mener. L’épidémie était donc un mal nécessaire, car l’humanité semblait déjà trop aveuglée pour se rendre compte du mal grandissant.


4.2 Dans La Peste, d’Albert Camus
Vivant sans grande passion et se laissant porter par le fil de la vie, les habitants d’Oran ne prennent pas vraiment part aux changements du monde. Ils vivent en faisant le moins de bruit possible, en tentant de ne pas bousculer leurs habitudes. Lorsqu’on leur annonce l’arrivée de la peste, ils nient la chose et se disent que ce n’est qu’une mauvaise passe. Toutefois, alors que les morts se font de plus en plus nombreux, que les magasins et les portes de la ville ferment, ils comprennent l’ampleur du danger qui les guette. Séparés, pour beaucoup, des êtres qui leur sont chers, les citoyens d’Oran dépérissent et sombrent dans l’ennui. La première constatation qu’ils font est que, dans la solitude, on ne peut être heureux, et que sans la solidarité, aucun bonheur n’existe vraiment. Maurice Bruézière, directeur de l’école nationale française de Paris, évoque ce «conflit du bonheur individuel et de la solidarité avec autrui»[17] et en fait un des thèmes majeurs de l’œuvre de Camus. Les gens prennent conscience qu’on ne peut être heureux si l’on sait autrui dans le malheur. Pour Rambert, le bonheur est de retourner en France pour retrouver la femme qu’il aime :
Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c’est visible à l’œil nu. Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime.[18]
Rambert se rendra toutefois compte qu’en partant ainsi, il laisse des amis aux prises avec un mal puissant, la peste, et qu’il ne pourra être pleinement satisfait s’il les quitte. Il opte donc pour la lutte, ce que, de sa vie, il n’a jamais fait. Les citoyens d’Oran réaliseront le vide d’une vie dans entraide, sans solidarité. Ayant toujours été emprisonnés dans leur quotidien tranquille, ils ne savent pas comment réagir face à l’épidémie et se retrouvent paralysés devant un changement majeur survenant dans leur vie. Les Oranais prennent donc conscience de leur fermeture face au monde extérieur et face à la différence, au changement. Tarrou évoque le fait que chacun détient en lui un peu de la peste, un peu du mal sans nom dont sont victime les êtres humains :
Je compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste.[19]
Il constate que c’est ce mal qui contrôle leur vie et les ramène sans cesse vers la routine, de peur de souffrir ou de mourir.
4.3 Comparaison
Dans L’Aveuglement, de Saramago, et La Peste, de Camus, la prise de conscience faite par les habitants de chacune des villes se rejoint en plusieurs points. Sylvia Amorim mentionne la notion de l’Autre[20], qui ramène à la conscience de la présence du monde qui nous entoure et avec qui l’on ne rentre pas vraiment en interaction. L’Autre n’a pas de nom, il désigne l’ensemble des gens susceptibles de nous incommoder. Dans les deux œuvres, les personnages réalisent à quel point ils étaient aveugles face à l’Autre, face aux individus qui croisaient leur chemin. Alors qu’ils auraient dû tenter de comprendre leur entourage et de s’imprégner de leur savoir, chacun vivait individuellement et, d’une certaine façon, contre le monde.  
Le mal qui atteint la ville sans nom de Saramago et la ville d’Oran est le même. Les habitants, à la fin du récit, sont tout à fait conscients de la portée de l’épidémie. Comme la femme du médecin dans L’Aveuglement, lorsqu’elle réalise que les aveugles ont toujours été aveugles par leur façon de se fermer au monde, Rieux constate que, lorsque la peste  commence à tempérer, « […] peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.»[21] Par ces paroles, il affirme que la peste fut, malgré tout, une bonne chose. Elle permit aux citoyens de prendre conscience de leur inaptitude à interagir avec autrui.     Ainsi, l’épidémie avait raison d’être et a fait en sorte d’éveiller les hommes à leur destinée.

Bref, les changements sociaux causés par l’épidémie sont nombreux et non négligeables. La société dans laquelle nous vivons semble être constituée de changements, lesquels ne peuvent être effectués que par un événement de taille. Ainsi, l’épidémie s’avère un  moyen efficace, voire inévitable, pour l’obtention d’une évolution dans la société. Les Hommes, tous distincts à première vue, semblent plutôt réagir d’une façon semblable. En effet,  la réaction de ces derniers, dans L’Aveuglement ainsi que dans La Peste, est très proche et s’unit en plusieurs points, telle la découverte d’une nouvelle société. De plus, on retrouve la présence d’un personnage « phare » tout au long des deux œuvres. Caractérisé par la femme du médecin chez Saramago et par le docteur Rieux chez Camus, ce personnage représente l’espoir. Il guide les citoyens de leur ville respective vers une nouvelle compréhension de l’existence. Le personnage « phare » est très semblable d’une œuvre à l’autre en grande partie grâce à sa fonction de guide. Toutefois, bien qu’elle ait un statut particulier, la femme du médecin ne possède pas de nom et n’est pas décrite, tandis que le docteur Rieux est analysé en profondeur. Ainsi, la place que prend l’identité des personnages et des lieux joue un rôle important, car elle permet l’identification, et ce, autant dans L’Aveuglement que dans La Peste. Ce qui demeure cependant le but définitif de l’exercice d’épidémie est la prise de conscience que les Hommes auront à faire à la suite de cette épreuve considérable.
Actuellement, il serait intéressant de refaire cette même analyse dans la société, mais avec, comme sujet central, les changements climatiques qui sévissent partout dans le monde. Ces derniers représentent des changements radicaux qui vont dans le sens, d’une certaine façon, de l’évolution de la société. José Saramago, avec L’Aveuglement, désirait dénoncer tout acte allant à l’encontre de la prospérité de cette dernière. L’abus que l’on retrouve dans son œuvre sous forme de viol ou de vol, est une des causes premières de ces changements qui, si l’on en croit les spécialistes, mettront le monde en péril. Le changement est ce qui a fait avancer les civilisations, il est donc bénéfique et nécessaire. Les désastres de la nature semblent radicaux et fort peu enclins à laisser le temps au monde de changer. Toutefois, c’est ce dont nous avons besoin pour modifier nos habitudes de vie dévastatrices; un événement d’envergure.


[1] ROCHER, Guy, L’idéologie du changement comme facteur de mutation sociale, p.6.
[2] ROCHER, Guy, L’idéologie du changement comme facteur de mutation sociale, p.2.
[3] SARAMAGO, José, L’Aveuglement, p.178.
[4] SAMOYAULT, Tiphaine, «La parabole des aveugles», La Quinzaine.
[5] ROCHER, Guy, L’idéologie du changement comme facteur de mutation sociale, p.9.
[6]  ALLUIN, Bernard, Profil d’une œuvre : La Peste – Camus, p. 35.
[7] Saramago, José, L’Aveuglement, p. 129.
[8] CAMUS, Albert, La Peste, p. 241.
[9] Ibid.
[10] SARAMAGO, José, L’Aveuglement, p.64.
[11] Ibid., p.16.
[12] CAMUS, Albert, La Peste, p.11.
[13] CAMUS, Albert, La Peste, p.13.
[14] REROLLE, Raphaelle, «Horde primitive», p.3.
[15] SARAMAGO, José, L’Aveuglement, p.33.
[16] SARAMAGO, José, L’Aveuglement, p.303.
[17]BRUÉZIÈRE, Maurice, La Peste d’Albert Camus, p. 59.
[18] CAMUS, Albert, La Peste, p.179.
[19] Ibid., p.273.
[20] AMORIM, Sylvia, José Saramago, Art, théorie et éthique du roman, p. 262.
[21]  CAMUS, Albert, La Peste, p.332.


Médiagraphie
Articles de périodiques
RAPHAELLE, Rerolle, «Horde primitive», Le Monde, Paris, 28 février 1997, p. 3. (consulté sur Eureka le 20 février 2011).
SAMOYAULT, Tiphaine, «La parabole des aveugles», La Quinzaine, no. 712, Paris, 16 mars 1997.  (http://laquinzaine.wordpress.com/2011/01/17/jose-saramago-laveuglement-dossier-special-77/, consulté en ligne le 20 février 2011).

Livres
ALLUIN, Bernard, Profil d’une œuvre : La Peste – Camus, Paris, Hatier, 1996, 79 p.
AMORIM, Silvia, José Saramago – Art, théorie et éthique du roman, Paris, L’Harmattan, 2010, 292 p. (http://books.google.ca/books?id=8wP-sYnS0nMC&pg=PA257&dq=l'aveuglement+jos%C3%A9+saramago+silvia+amorim&hl=fr&ei=IRloTcjfL8T_lgefhaiAAg&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=1&ved=0CDAQ6AEwAA#v=onepage&q&f=false, consulté en ligne le 6 février 2011).
BRUÉZIÈRE, Maurice, La Peste d’Albert Camus, France, Classiques Hachette, 1972, 93 p.
Pages consultées : p. 16 à 26, p. 33 à 36, p. 52 à 70.
CAMUS, Albert, La Peste, France, Gallimard, 1974, 332 p. (premier dépôt légal : 1947)
ROCHER, Guy, Le Québec en mutation, Montréal, Éditions Hurtubise HML Ltée, 1973, p. 207-221. (http://sociologies.revues.org/index2353.html, consulté en ligne le 6 février)
SARAMAGO, José, L’Aveuglement, Paris, Éditions du Seuil, 1997, 303 p.